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LPHugo.jpg (10764 octets)(1802-1885)      L'oeuvre immense de Victor Hugo reflète sa générosité.
Acquis aux idées républicaines, Hugo militera pour la justice sociale et la laïcité.   

 

   Elu en 1849 à l'Assemblée législative, Victor Hugo intervint vigoureusement dans la discussion de la loi sur l'enseignement proposée par le comte de Falloux, alors ministre de l'Instruction publique. Il prononça à cette occasion son célèbre discours sur la liberté de l'enseignement :

Messieurs, toute question a son idéal.
Pour moi, l'idéal de cette question de l'enseignement, le voici :
L'instruction gratuite et obligatoire.
Obligatoire au premier degré seulement,
gratuite à tous les degrés.
L'instruction primaire obligatoire, c'est le droit de l'enfant qui, ne vous y trompez pas, est plus sacré encore que le droit du père
et qui se confond avec le droit de l'État.

Je reprends.
Voici donc, selon moi, l'idéal de la question :
l'instruction gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de marquer.
Un grandiose enseignement public,
donné et réglé par l'État,
partant de l'école de village et montant de degré en degré jusqu'au Collège de France, plus haut encore, jusqu'à l'Institut de France.
Les portes de la science, toutes grandes ouvertes à toutes les intelligences.
Partout où il y a un champ, partout où il y a un esprit, qu'il y ait un livre.
Pas une commune sans une école, pas une ville sans un collège, pas un chef-lieu sans une faculté.
Un vaste ensemble, ou, pour mieux dire, un vaste réseau d'ateliers intellectuels, lycées, gymnases, collèges, chaires, bibliothèques,
mêlant leur rayonnement sur la surface du pays, éveillant partout les aptitudes et échauffant partout les vocations.
En un mot, l'échelle de la connaissance humaine dressée fermement par la main de l'État,
posée dans l'ombre des masses les plus profondes et les plus obscures,
et aboutissant à la lumière.(...)

Je veux, dis-je, la liberté de l'enseignement sous la surveillance de l'État,
et je n'admets, pour personnifier l'État dans cette surveillance si délicate et si difficile, qui exige le concours de toutes les forces vives du pays,
que des hommes appartenant sans doute aux carrières les plus graves,
mais n'ayant aucun intérêt, soit de conscience, soit de politique, distinct de l'unité nationale.
C'est vous dire que je n'introduis, soit dans le conseil supérieur de surveillance, soit dans les conseils secondaires,
ni évêques, ni délégués d'évêques.
J'entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais,
cette antique et salutaire séparation de l'Église et de l'État, qui était l'utopie de nos pères,
et cela dans l'intérêt de l'Église comme dans l'intérêt de l'État.

Je viens de vous dire ce que je voudrais.
Maintenant, voici ce que je ne veux pas :
Je ne veux pas de la loi qu'on vous apporte.
Pourquoi ?
Messieurs, cette loi est une arme.
Une arme n'est rien par elle-même ; elle n'existe que par la main qui la saisit.
Or, quelle est la main qui se saisira de cette loi ?
Là est toute la question.
Messieurs, c'est la main du parti clérical
Messieurs, je redoute cette main ; je veux briser cette arme, je repousse ce projet.(...)

Je ne veux pas qu'une chaire envahisse l'autre ; je ne veux pas mêler le prêtre au professeur.
Ou, si je consens à ce mélange, moi législateur, je le surveille,
j'ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes l'œil de l'État,
et, j'y insiste, de l'État laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité.
Jusqu'au jour, que j'appelle de tous mes vœux, où la liberté complète d'enseignement pourra être proclamée,
et en commençant je vous ai dit à quelles conditions,
jusqu'à ce jour là, je veux l'enseignement de l'Église en dedans de l'Église et non au dehors.
Surtout je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l'État, par le clergé l'enseignement du clergé.
En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères,
l'Église chez elle et l'État chez lui.
L'assemblée voit déjà clairement pourquoi je repousse le projet de loi ; mais j'achève de m'expliquer.
Messieurs, comme je vous l'indiquais tout à l'heure,
ce projet est quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu'une loi politique,
c'est une loi stratégique.

Je m'adresse (...) au parti qui a, sinon rédigé, du moins inspiré le projet de loi,
à ce parti à la fois éteint et ardent,
au parti clérical.
Je ne sais pas s'il est dans le gouvernement,
je ne sais pas s'il est dans l'assemblée ;
mais je le sens un peu partout.(...)

Je veux, je le déclare, la liberté de l'enseignement,
mais je veux la surveillance de l'Etat
et comme je veux cette surveillance effective
je veux l'Etat laïque,
purement laïque,
exclusivement laïque.
Oh ! je ne vous confonds pas avec l'Eglise,
pas plus que je ne confonds le gui avec le chêne.
Vous êtes les parasites de l'Eglise,
vous êtes la maladie de l'Eglise.
Vous êtes, non les croyants, mais les sectaires d'une religion que vous ne comprenez pas.
Vous êtes les metteurs en scène de la sainteté.
Ne mêlez pas l'Église à vos affaires, à vos combinaisons, à vos stratégies, à vos doctrines, à vos ambitions.
Ne l'appelez pas votre mère pour en faire votre servante.(...)

Ah ! nous vous connaissons,
nous connaissons le parti clérical.
C'est un vieux parti qui a des états de service.
C'est lui qui monte la garde à la porte de l'orthodoxie.
C'est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux états merveilleux :
l'ignorance et l'erreur.
C'est lui qui fait défense à la science et au génie d'aller au-delà du missel, et qui veut cloître la pensée dans le dogme.
Tous les pas qu'a faits l'intelligence de l'Europe, elle les a faits malgré lui.
Son histoire est écrite dans l'histoire du progrès humain,
mais elle est écrite au verso.

Il s'est opposé à tout.
C'est lui qui a persécuté Harvey pour avoir prouvé que le sang circulait.
De par Josué, il a enfermé Galilée ;
de par Saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb.
Découvrir la loi du ciel, c'était une impiété,
découvrir un monde, c'était une hérésie.
C'est lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion,
Montaigne au nom de la morale,
Molière au nom de la morale et de la religion.

Et vous voulez être les maîtres de l'enseignement !
Il n'y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur que vous acceptiez !
Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies,
le trésor de la civilisation, l'héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences,
vous le rejetez !
Si le cerveau de l'humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d'un livre,
vous y feriez des ratures !

Je repousse votre loi.
Je la repousse parce qu'elle confisque l'enseignement primaire,
parce qu'elle dégrade l'enseignement secondaire,
parce qu'elle abaisse le niveau de la science,
parce qu'elle diminue mon pays.
A qui en voulez-vous donc ?
Je vais vous le dire.
Vous en voulez à la raison humaine.
Pourquoi ?
Parce qu'elle fait le jour.(...)

Messieurs, avant de terminer, permettez-moi d'adresser ici, du haut de la tribune, au parti clérical, au parti qui nous envahit, un conseil sérieux.
Ce n'est pas l'habileté qui lui manque.
Quand les circonstances l'aident, il est fort, très fort, trop fort !
Il sait l'art de maintenir une nation dans un état mixte et lamentable, qui n'est pas la mort, mais qui n'est plus la vie.
Il appelle cela gouverner. C'est le gouvernement de la léthargie.
Mais qu'il y prenne garde, rien de pareil ne convient à la France.
C'est un jeu redoutable que de lui laisser entrevoir, seulement entrevoir, à cette France, l'idéal que voici :
la sacristie souveraine, la liberté trahie, l'intelligence vaincue et liée, les livres déchirés, le prône remplaçant la presse,
la nuit faite dans les esprits par l'ombre des soutanes,
et les génies matés par les bedeaux !